EXPERT INVITÉ. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Alliés ont créé un groupe de recherche dont l’objectif était de résoudre des problèmes militaires. L’un des mandats du groupe consistait à examiner la répartition des dommages subis par les avions qui revenaient du combat. Le but de l’exercice était de fournir des conseils sur la façon d’améliorer les avions et de réduire les pertes militaires.
Les informations recueillies lors de l’analyse avaient ainsi permis de déterminer qu’il y avait généralement plusieurs trous de balle sur le fuselage, mais très peu dans la région où étaient situés les moteurs. L’image ci-dessous représente une distribution hypothétique des dommages subis par les avions qui revenaient du combat. Les points rouges indiquent l’emplacement des trous de balle.
Sur la base de ces données, le premier réflexe des autorités militaires a été de protéger davantage les zones touchées, dont le fuselage.
Abraham Wald, un statisticien employé par le groupe de recherche, est toutefois arrivé à une conclusion bien différente et inattendue.
Selon lui, la protection supplémentaire devait être concentrée sur les zones peu touchées, comme les moteurs, et non sur les zones criblées de balles. Son raisonnement était simple: puisqu’on ne voit pas de trous de balle sur et autour des moteurs, c’est qu’ils se trouvaient probablement sur les avions qui ne sont jamais revenus à leur base. Conclusion: l’analyse des officiers de l’armée était biaisée par les avions survivants.
Ce biais des survivants est courant dans le monde de l’investissement. Voici quelques exemples:
1. Les «experts» boursiers
Vous êtes membre d’un forum sur l’investissement où les utilisateurs se rassemblent pour discuter de stratégies. Plusieurs font du «day-trading» et d’autres négocient des options. Certains utilisateurs affichent même des rendements impressionnants. Vous arrivez à la conclusion qu’investir en Bourse est relativement facile et très payant. Attention: vous avez affaire au biais des survivants! Les investisseurs qui ont échoué ont assurément quitté le forum et ceux qui ont réalisé des rendements médiocres ne publient probablement plus leur performance. Ce que vous ne voyez pas sur le forum, ce sont tous ces «day-traders» qui ont échoué et qui sont disparus.
2. Les «si j’avais»
J’entends fréquemment ce type de commentaire: «Si vous aviez acheté des actions d’Apple au sommet de la bulle technologique en 2000, vous auriez perdu 82% de votre investissement en quelques mois. Cependant, ces mêmes actions achetées au sommet de la bulle vous auraient procuré un rendement de 12 000% si vous n’aviez rien vendu jusqu’à aujourd’hui. Ne soyez pas inquiet si vos titres chutent lourdement. Soyez patient.»
Cet exemple est un cas typique de biais des survivants. On isole un cas à succès tout en négligeant les cas d’insuccès. Je suis convaincu que vous pouvez nommer quantité de titres qui ont perdu 80% de leur valeur et ne sont jamais remontés par la suite.
Selon une étude effectuée par J.P. Morgan en septembre 2020, 44% des sociétés ayant été incluses dans l’indice américain Russell 3000 depuis 1980 ont connu une baisse permanente de plus de 60% de leur valeur par rapport à leur sommet.
3. Les nouveaux «Amazon»
Amazon est un succès boursier exceptionnel. Il y a plusieurs années, Amazon a adopté la stratégie d’investir agressivement afin de croître et d’étendre sa position de leader. En usant de cette stratégie, ses bénéfices nets et ses flux de trésorerie libres se sont avérés relativement faibles, voire déficitaires, pendant plusieurs années.
Aujourd’hui, Amazon a prouvé l’efficacité d’une telle stratégie. En rétrospective, il était justifiable, à l’époque, de payer un multiple d’évaluation élevé pour acheter les actions d’Amazon.
Depuis plusieurs années, j’ai l’impression que de nombreuses sociétés tentent de reproduire la stratégie d’Amazon d’investir dans la croissance au détriment de la rentabilité. Les investisseurs dans ce type de sociétés utilisent souvent le cas d’Amazon pour justifier leur position.
Utiliser l’exemple d’Amazon est un biais des survivants. Amazon a certainement bien réussi, mais il existe également un nombre important de sociétés qui ont échoué en employant cette stratégie.
En investissement, on entend souvent parler des cas à succès, mais très peu des cas d’échecs. Selon moi, un investisseur désirant connaître du succès devrait passer une bonne partie de son temps à examiner les insuccès. Ces données souvent reléguées aux oubliettes ont beaucoup de valeur.
Évitez le biais des survivants et rappelez-vous de toujours tenir compte de ce que vous ne voyez pas. Vous aurez ainsi une meilleure représentation de la réalité.
Jean-Philippe Legault, CFA
Analyste financier chez COTE 100